Les Lignes directrices du gouvernement allemand « Prévenir les crises, gérer les conflits, promouvoir la paix », adoptées en 2017, doivent servir de boussole stratégique pour l’engagement de l’Allemagne dans les contextes de crise et de conflit, comme au Sahel. Sur place, l’Allemagne soutient des mesures de stabilisation et de consolidation de la paix avec plusieurs ministères et en collaboration avec des partenaires internationaux. L’échec généralisé des efforts internationaux précédents pour promouvoir la paix dans la région appelle à un examen critique et à une réorientation de cet engagement. Notre étude, commandée par le Conseil consultatif allemand pour la prévention des conflits et la consolidation de la paix, utilise les exemples du Mali et du Niger pour montrer que l’engagement de l’Allemagne dans ces deux pays n’a jusqu’à présent pas réussi à mettre en œuvre de manière adéquate les principes formulés dans les Lignes directrices.
Dans ces Lignes directrices, le gouvernement fédéral définit la promotion d’une paix durable comme l’objectif global de la politique étrangère allemande et s’engage à fonder ses actions dans les contextes de crise et de conflit sur quatre principes substantifs d’action et à les mettre en œuvre selon une approche interministérielle commune. Ces quatre principes comprennent l’obligation de (1) respecter, protéger et garantir les droits humains, (2) agir de manière adaptée au contexte, inclusive et durable, (3) rendre transparent les risques, agir de manière cohérente et respecter le devoir de vigilance, et (4) primer la politique et donner la priorité à la prévention. Ceci est la théorie. Mais dans quelle mesure le gouvernement fédéral suit-il ce principe directeur dans la pratique ? Les développements les plus récents au Sahel – notamment les coups d’État au Mali et au Burkina Faso, l’augmentation massive de la violence et les bouleversements politiques entre le gouvernement militaire de transition du Mali et ses partenaires occidentaux – montrent clairement l’importance d’aligner ses propres actions sur ce modèle défini dans les Lignes directrices, de les examiner régulièrement et, si nécessaire, de les ajuster.
Le Mali et le Niger sont tous deux des pays prioritaires de l’engagement du gouvernement allemand pour prévenir des conflits et promouvoir la paix. Le dernier y est présent avec les ministères dits « ministères clés » – le ministère fédéral des Affaires étrangères (AA), le ministère fédéral de la Coopération économique et du Développement (BMZ) et le ministère fédéral de la Défense (BMVg) – entre autres avec le déploiement de la Bundeswehr dans le cadre de la mission des Nations Unies MINUSMA ainsi que dans la formation des forces spéciales nigériennes. Toutefois, le ministère fédéral de l’Intérieur et de la communauté (BMI) et le ministère fédéral de l’Environnement, de la protection de la nature, de la sécurité nucléaire et de la protection des consommateurs (BMUV) mettent également en œuvre des projets dans les deux pays. Notre étude « Cohérence politique pour la paix dans l’action du gouvernement allemand : Leçons tirées du Mali et du Niger », réalisée en collaboration avec Baba Dakono (Observatoire Citoyen sur la Gouvernance et la Sécurité, Mali) et Dr Abdoul Karim Saidou (Centre pour la Gouvernance Démocratique, Burkina Faso), examine dans quelle mesure les actions du gouvernement allemand dans les deux pays sont effectivement guidées par les principes directeurs adopté il y a cinq ans. C’est ce que signifie le terme « cohérence politique pour la paix ». Il s’agit de l’interaction de mesures ou de domaines politiques individuels par rapport à l’objectif global de promotion d’une paix durable. En outre, cette étude examine comment l’action du gouvernement allemand est perçue par les acteurs et actrices locaux de la société civile. Pour cette étude, nous avons mené plus de 100 entretiens guidés avec des représentants des ministères, des organisations de mise en œuvre et des acteurs et actrices de la société civile en Allemagne, au Mali et au Niger en février et mars 2022.
Les Lignes directrices ne sont pas une boussole stratégique
Dans l’ensemble, nous constatons que les actions du gouvernement allemand au Mali et au Niger ne mettent pas suffisamment en œuvre les objectifs procéduraux et substantifs formulés dans les Lignes directrices. Les parties prenantes du gouvernement allemand sont tout à fait conscient(e)s de la nécessité d’une action interministérielle conjointe et disposent de mécanismes institutionnalisés permettant une application de cette démarche dans une certaine mesure. Toutefois, il manque une base substantielle suffisante pour définir des objectifs communs et des théories de changement partagées.
Les ministères utilisent un large éventail d’instruments et de mécanismes pour la coordination interministérielle et les actions conjointes, dont certains ont été développés spécifiquement pour le contexte de ces deux pays. Il s’agit, par exemple, du groupe de travail sur le Sahel (« Arbeitsstab Sahel ») au sein du ministère allemand des Affaires étrangères (AA) et du « Nordrunde » au Mali. Tous deux sont des organes interministériels qui facilitent l’échange d’informations et la coordination entre les « ministères clés » à Berlin/Bonn et sur le terrain au Mali. Dans l’ensemble, cependant, ces formats ne couvrent qu’une partie des ministères qui sont actifs dans les deux pays. En outre, ils se concentrent sur la coordination au niveau opérationnel. Il y a un manque d’interconnexion à la fois avec le niveau décisionnel des ministères respectifs et entre Berlin/Bonn et le niveau de mise en œuvre sur le terrain : les ambassades. Il y a un grand besoin d’action dans la génération et la mise à disposition interministérielles de connaissances (contextuelles), y compris dans le domaine de l’alerte précoce, ainsi que l’évaluation conjointe des actions du gouvernement allemand.
Mais qu’en est-il des principes substantifs d’action des Lignes directrices ? Aucune stratégie politique globale spécifique à chaque pays n’a encore été formulée, ni pour le Mali ni pour le Niger, qui rende opérationnel l’objectif de promotion d’une paix durable. Les documents officiels disponibles, qui résument les objectifs et les stratégies du gouvernement allemand, ne reflètent que partiellement les principes substantifs ancrés dans les Lignes directrices. Primer la politique et donner la priorité à la prévention (principe d’action 4) ne sont pas mises en avant en tant que stratégie centrale de résolution des conflits allant au-delà du dialogue politique habituel. Bien que la protection des droits humains soit l’objectif des mesures individuelles, elle ne reçoit pas l’attention stratégique et substantielle prévue par les Lignes directrices. Cela favorise l’incohérence entre l’engagement bilatéral et multilatéral, par exemple lorsque l’Allemagne poursuit des objectifs de politique de sécurité différents dans le cadre de sa participation, par exemple, à des missions de l’UE visant à renforcer les capacités des forces de sécurité que dans le cadre de la coopération bilatérale, avec des conséquences négatives pour les droits de l’homme et la consolidation de la paix à long terme (voir aussi, par exemple, Idrissa 2019 ; Bøås 2021).
La nécessité d’agir également au niveau de la mise en œuvre
Le niveau de mise en œuvre montre également que les actions du gouvernement allemand ne sont que partiellement conformes aux principes des Lignes directrices. Les ambassades jouent un rôle important dans la coordination et la gestion. La dimension substantielle des Lignes directrices y est également insuffisamment mise en œuvre. Par exemple, l’engagement allemand dans les deux pays ne suit pas une stratégie de prévention systématique. En outre, au Mali, bien que la protection des droits humains soit un axe important de l’engagement de l’Allemagne, ses efforts de renforcement de l’État se concentrent sur le faible monopole de l’État malien en matière de recours à la force et négligent le renforcement de la justice d’État à l’échelle nationale. En outre, la faiblesse des structures de l’État malien et l’absence d’une stratégie politique globale de l’Allemagne, combinées à une augmentation substantielle du financement au cours des dix dernières années, ont créé une dynamique qui va à l’encontre des principes de coopération inclusive et basée sur l’appropriation, de sorte qu’à maintes reprises, „le partenaire malien s’est retrouvé perdu“, comme l’a souligné un(e) représentant(e) du gouvernement allemand sur place. Cette dynamique s’est intensifiée après les deux coups d’État de 2020 et 2021 et les impasses actuelles entre le gouvernement militaire de transition du Mali et ses partenaires occidentaux. Cette impasse conflictuelle doit être résolue si l’Allemagne veut apporter une contribution significative à la pacification à long terme du pays. À cette fin, le gouvernement allemand devrait définir des priorités claires en matière de politique de paix et les intégrer dans une stratégie visant à déterminer comment et avec qui, dans les circonstances actuelles, il est possible d’apporter la plus grande contribution possible à la résolution civile des conflits (voir les recommandations d’action).
Au Niger, en revanche, la coopération étroite avec le gouvernement nigérien montre que l’engagement allemand est mis en œuvre de manière adaptée au contexte, mais qu’il existe un grand besoin d’action pour mettre en œuvre le principe « respecter, protéger et garantir les droits humains ». Les restrictions systématiques des libertés politiques et les autres violations des droits de l’homme reçoivent trop peu d’attention politique car le Niger est considéré comme une « ancre de stabilité » pour toute la région au vu de ses voisins instables. Ce vide doit être comblé, en particulier à la lumière de la répression déjà en cours des protestations contre les plans du gouvernement nigérien visant à étendre la collaboration militaire internationale dans le pays.
Du point de vue de la société civile locale : les droits de l’homme et l’impunité négligés
Alors que la contribution de l’Allemagne à la mission de l’ONU MINUSMA et le renforcement des capacités des forces de sécurité maliennes et nigériennes sont au centre du débat public en Allemagne, les acteurs et actrices de la société civile du Mali et du Niger voient l’engagement allemand davantage en termes de la coopération bilatérale au développement et à long terme dans des secteurs proches de la population. Ceci est perçu comme très positif dans l’ensemble et largement conforme aux objectifs des Lignes directrices. La participation aux missions multilatérales des Nations Unies et de l’UE, en revanche, n’est pas perçue comme une contribution allemande au-delà des lieux des missions elles-mêmes et est considérée par beaucoup comme étant en contradiction avec les Lignes directrices pour l’engagement de l’Allemagne dans la prévention des conflits et la promotion de la paix. Du point de vue de la société civile locale, il existe un grand besoin d’action dans les deux pays en ce qui concerne la protection des droits de l’homme et la lutte contre l’impunité. Ces résultats indiquent un besoin accru de communication stratégique qui devrait cibler non seulement le public allemand mais aussi la société civile malienne et nigérienne.
Aligner stratégiquement l’engagement et se concentrer sur la prévention
Sur la base de ces résultats, nous formulons cinq recommandations d’action à l’adresse du gouvernement allemand. Celles-ci peuvent fournir des impulsions pertinentes pour une éventuelle poursuite de l’engagement allemand au Mali, la planification stratégique actuelle pour l’expansion de l’engagement au Niger et, enfin et surtout, pour le développement d’une stratégie de sécurité nationale.
Premièrement, nous recommandons que, pour les pays en proie à des crises et des conflits jouissant d’un engagement allemand substantiel impliquant plus de deux ministères, le gouvernement allemand devrait élaborer des stratégies interministérielles qui définissent la stratégie politique globale du gouvernement allemand et opérationnalisent l’objectif de promotion d’une paix durable pour les contextes spécifiques de chaque pays. Dans le contexte de l’instabilité de la situation politique (sécuritaire) dans les pays du Sahel, ces stratégies devraient définir des options d’action pour l’engagement allemand au moyen de divers scénarios qui tiennent compte de manière adéquate de l’instabilité du contexte conflictuel et, sur cette base, identifier des priorités d’action claires et formuler des options de retrait.
Deuxièmement, ces stratégies conjointes interministérielles par pays devraient rendre opérationnel l’objectif de la prévention pour les contextes spécifiques de chaque pays et en faire un élément central de l’engagement allemand. La prévention au sens de la prévention structurelle des conflits, telle qu’elle est définie entre autres dans l’agenda des Nations Unies pour une paix durable, est une tâche permanente et commence par une compréhension des causes spécifiques au pays et historiquement déterminées du conflit (violent) (voir également le quatrième point).
La mise en œuvre des Lignes directrices et l’objectif d’agir conjointement entre les ministères nécessitent davantage de personnel et d’expertise. C’est pourquoi, troisièmement, les ambassades allemandes dans les pays concernés par les Lignes directrices devraient voir leurs effectifs augmenter et être plus étroitement associées aux processus stratégiques. Des effectifs plus nombreux sont nécessaires, notamment pour l’établissement de rapports sensibles aux conflits et le dialogue politique avec la société civile et les acteurs et actrices politiques au-delà des capitales, ce qui est nécessaire pour que l’engagement soit plus orienté vers la consolidation de la paix.
Quatrièmement, nous recommandons au gouvernement allemand de concentrer son engagement au Mali sur le renforcement des structures nationales et locales de résolution des conflits. Cela comprend l’intensification du soutien à l’État de droit et au système judiciaire pour combattre l’impunité et traduire en justice les violations des droits de l’homme, ainsi que la promotion du dialogue local et des processus de paix. Ce dernier point peut également être mis en œuvre par une coopération plus intensive avec les acteurs et actrices non étatiques. Les actions du gouvernement allemand placeraient ainsi une cause clé de la crise au Mali identifiée par la société civile – l’impunité des élites politiques et l’absence d’un système judiciaire légitime – au centre d’une stratégie civile de transformation du conflit.
Pour que la coopération étatique au Niger, qui a été couronnée de succès jusqu’à présent, soit cohérente avec les Lignes directrices et durable à long terme, il faut, cinquièmement, un échange plus intensif et institutionnalisé avec la société civile sur le terrain. Étant donné qu’au Niger, la contribution allemande à la stabilisation a jusqu’à présent été mise en œuvre principalement par le biais d’institutions multilatérales et que le personnel allemand est moins présent dans les zones de conflit, des « capteurs » importants font défaut dans ces régions. Cela rend d’autant plus nécessaire un dialogue institutionnalisé avec les acteurs et actrices locaux non étatiques, y compris les autorités religieuses et traditionnelles des régions, comme moyen d’accéder à des connaissances contextuelles (sensibles aux conflits), comme le prévoient également les Lignes directrices.